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— Il y a entre vous un malentendu, intervint Vassine. Quand certains hommes acquièrent, par l’observation ou le raisonnement, une notion, si cette notion correspond bien à leurs postulations incons­cientes, elle se mue en sentiment, s’affermit et régit toute leur activité. Si Kraft est un de ces hommes, ce n’est pas des arguties, ni même des arguments, qui peuvent prévaloir contre un sentiment qui lui sera devenu essentiel. Il faudrait pouvoir opposer à ce sentiment dominateur un autre sentiment de force égale. Substitution qui, parfois, est impossible.

— Erreur ! hurla le disputeur, une déduction lo­gique vient d’elle-même à bout des préjugés.

— Les hommes sont très divers : les uns changent de sentiment avec souplesse, d’autres, difficilement, émit Vassine, de l’air de quelqu’un qui ne désire pas poursuivre la discussion.

— Très juste! lui dis-je, rompant brusquement le silence où je m ’obstinais. Oui, pour déloger définiti­vement un sentiment, il faut mettre un autre senti­ment à sa place. A Moscou, il y a quatre ans, un gé­néral... Messieurs, je ne le connaissais pas, mais... et peut-être lui-même ne valait-il pas cher... et, en outre, cet exemple peut paraître absurde, mais... Cependant, voyez-vous, son enfant mourut... c’est-à-dire deux fillettes, l’une après l’autre..., de la scar­latine... Eh bien, il en fut si frappé qu’il dépérit mi­sérablement, ce général... C’était pitié que de le voir marcher... Et il mourut six mois après... Il mourut de cela, c’est un fait... Comment, s ’il vous plaît, l’eût-on guéri ? Par l’action d’un sentiment d’une force égale... Mais encore, comment ?... Il eût fallu exhu­mer ses deux fillettes, les faire revivre et les lui mettre sur les bras... voilà tout... Cependant, on pou-