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elle, et travaillez pour l’avenir, pour le peuple encore inconnu où se fondront les races. La Russie ne peut prétendre à être éternelle. Les nations les plus robustes vivent quinze cents ans, deux mille au plus. Mais deux mille ans ou deux cents, n’est-ce pas la même chose au prix de l’éternité ? Rome n’a pas vécu quinze siècles avant de devenir un amas de maté­riaux ; mais dans ces plâtras, ces poutres et cette ferraille gisait l’idée romaine, et elle est entrée comme élément dans les combinaisons ultérieures. Comment peut-on dire qu’il soit inutile de rien faire ? Je ne puis concevoir une situation où il n’y eût rien à faire ! Travaillez pour l’humanité et ne vous souciez pas du reste. Il y a tant à faire, quand on regarde attentivement, que nulle vie n’y suffirait.

— Il faut vivre selon la nature et la vérité, prononça de la chambre voisine Mme Diergatchov. (Par la porte entr’ouverte on l’apercevait debout qui donnait le sein à son enfant.)

Kraft écoutait, souriant un peu. D’un air las, il dit :

— Comment un homme qui est sous l’influence d’une idée quelconque qui domine son esprit et son cœur peut-il vivre encore de quelque chose qui soit distinct de cette idée ?

— Mais si l’on vous démontre péremptoirement que de l’inaptitude de la Russie à la vie civilisée il ne résulte pas pour vous le moindre droit à vous tenir à l’écart de l’activité générale ; si, détruisant la barrière qui bornait votre effort, on vous ouvre des horizons illimités ; si, au lieu de l’idée étroite de patriotisme...

— Eh ! fit Kraft avec résignation, je vous ai dit que le patriotisme n’avait que faire ici.