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brassant, tu es maintenant comme une partie de mon propre cœur ! Dans le « monde », il n’y a que le monde et rien de plus. Catherine Nicolaïevna [sa fille] est une femme brillante et dont je suis fier, mais souvent, très très souvent, mon cher, elle me blesse. Et toutes ces jeunes filles, elles sont charmantes et, les jours de fête, elles arrivent avec leurs broderies, mais je ne puis at­tendre d’elles aucun mot qui ait en moi une réper­cussion. J’ai maintenant des carrés d’étoffe brodée pour plus de soixante coussins : que de chiens on y voit courre que de cerfs ! Sans doute j’ai de l’affec­tion pour ces jeunes personnes ; mais, avec toi, je suis cœur à cœur, comme avec un frère. J’aime que tu me contredises, toi : tu es un lettré, tu as lu beau­coup...

— Je n’ai rien lu et ne suis pas un lettré. J’ai lu ce qui me tombait sous la main, et même, ces deux années dernières, je n’ai rien lu du tout ; du reste, je ne lirai plus.

— Pourquoi?

— J’ai mieux à faire.

Cher, il serait dommage qu’à la fin de la vie tu disses comme moi : « Je sais tout, mais je ne sais rien de bon. » Oui, j’ignore absolument pourquoi j’ai vécu... Mais je te suis si obligé... et même je vou­lais...

Il s’interrompit net, s’affaissa et devint pensif.

Après une émotion, il avait généralement des ab­sences, divaguait un peu. Il y eut entre nous un silence trouble. Ce qui m’étonnait le plus, c’est que le prince eût parlé spontanément de sa fille, et avec cette franchise. J’attribuai cela à son égarement.