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ment intelligent, en même temps que modeste et délicat, et fort raisonnable. Aléi était un être d’exception, et je me souviens toujours de ma rencontra avec lui comme d’une des meilleures fortunes de ma vie. Il y a de ces natures si spontanément belles, et douées par Dieu de si grandes qualités, que l’idée de les voir se pervertir semble absurde. On est toujours tranquille sur leur compte, aussi n’ai-je jamais rien craint pour Aléi. Où est-il maintenant ?

Un jour, assez longtemps après mon arrivée à la maison de force, j’étais étendu sur mon lit de camp ; de pénibles pensées m’agitaient. Aléi, toujours laborieux, ne travaillait pas en ce moment. L’heure du sommeil n’était pas encore arrivée. Les frères célébraient une fête musulmane, aussi restaient-ils inactifs. Aléi était couché, la tête entre ses deux mains, en train de rêver. Tout à coup il me demande :

— Eh bien, tu es très-triste ?

Je le regardai avec curiosité ; cette question d’Aléi, toujours si délicat, si plein de tact, me parut étrange ; mais je l’examinai plus attentivement, je remarquai tant de chagrin, de souffrance intime sur son visage, souffrance éveillée sans doute par les souvenirs qui se présentaient à sa mémoire, que je compris qu’en ce moment lui-même était désolé. Je lui en fis la remarque. Il soupira profondément et sourit d’un air mélancolique. J’aimais son sourire toujours gracieux et cordial : quand il riait, il montrait deux rangées de dents que la première beauté du monde eût pu lui envier.

— Tu te rappelais probablement, Aléi, comment on célèbre cette fête au Daghestan ? hein ? il fait bon là-bas ?

— Oui, fit-il avec enthousiasme, et ses yeux rayonnaient. Comment as-tu pu deviner que je rêvais à cela ?

— Comment ne pas le deviner ? Est-ce qu’il ne fait pas meilleur là-bas qu’ici ?

— Oh ! pourquoi me dis-tu cela ?

— Quelles belles fleurs il y a dans votre pays, n’est-ce pas ? c’est un vrai paradis ?