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il était à sec ou qu’il avait fait sauter la banque. Le jeu se prolongeait fort tard dans la nuit ; l’aube se levait quelquefois sur nos joueurs qui n’avaient pas fini leur partie, souvent même elle ne cessait que quelques minutes avant l’ouverture des portes. Dans notre salle il y avait, — comme dans toutes les autres, du reste, — des mendiants ruinés par le jeu et la boisson, ou plutôt des mendiants « innés ». Je dis « innés » et je maintiens mon expression. En effet, dans notre peuple et dans n’importe quelle condition, il y a et il y aura toujours de ces personnalités étranges et paisibles, dont la destinée est de rester toujours mendiants. Ils sont pauvres diables toute leur vie, hébétés et accablés, ils restent sous la domination, sous la tutelle de quelqu’un, principalement des prodigues et des parvenus enrichis. Tout effort, toute initiative est un fardeau pour eux. Ils ne vivent qu’à la condition de ne rien entreprendre eux-mêmes, mais de toujours servir, de toujours vivre par la volonté d’un autre ; ils sont destinés à agir par et pour les autres. Nulle circonstance ne peut les enrichir, même la plus inattendue, ils sont toujours mendiants. J’ai rencontré de ces gens dans toutes les classes de la société, dans toutes les coteries, dans toutes les associations, même dans le monde littéraire. On les trouve dans chaque prison, dans chaque caserne.

Aussitôt qu’un jeu se formait, on appelait un de ces mendiants qui était indispensable aux joueurs ; il recevait cinq kopeks argent pour toute une nuit de travail, et quel travail ! cela consistait à monter la garde dans le vestibule, par un froid de trente degrés Réaumur, dans une obscurité complète pendant six ou sept heures. Le guetteur épiait là le moindre bruit, car le major ou les officiers de garde faisaient quelquefois leur ronde assez tard dans la nuit. Ils arrivaient en tapinois et surprenaient en flagrant délit de désobéissance les joueurs et les travailleurs, grâce à la lumière des chandelles que l’on pouvait distinguer de la