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mémoire. Il se fit inscrire enfin pour la sortie, bien que son dos ne fût pas entièrement cicatrisé ; comme j’étais presque rétabli, nous quittâmes ensemble l’infirmerie : je rentrai à la maison de force, tandis qu’on l’incarcérait au poste où il avait été enfermé auparavant. En me quittant, il me serra la main, ce qui à ses yeux était une marque de haute confiance. Je pense qu’il agit ainsi parce qu’il était bien disposé en ce moment-là. En réalité, il devait me mépriser, car j’étais un être faible, pitoyable sous tous les rapports, et qui se résignait à son sort. Le lendemain, il subit la seconde moitié de sa punition…

Quand on eut fermé sur nous les portes de notre caserne, elle prit, en moins de rien, un tout autre aspect, celui d’une demeure véritable, d’un foyer domestique. Alors seulement je vis mes camarades les forçats chez eux. Pendant la journée, les sous-officiers ou quelque autre supérieur pouvaient arriver à l’improviste, aussi leur contenance était-elle tout autre ; toujours sur le qui-vive, ils n’avaient l’air rassuré qu’à demi. Une fois qu’on eut poussé les verrous et fermé la porte au cadenas, chacun s’assit à sa place et se mit au travail. La caserne s’éclaira d’une façon inattendue : chaque forçat avait sa bougie et son chandelier de bois. Les uns piquaient des bottes, les autres cousaient des vêtements quelconques.

L’air déjà méphitique se corrompait de plus en plus. Quelques détenus accroupis dans un coin jouaient aux cartes sur un tapis déroulé. Dans chaque caserne il y avait un détenu qui possédait un tapis long de quatre-vingts centimètres, une chandelle et des cartes horriblement poisseuses et graisseuses. Cela s’appelait « un jeu ». Le propriétaire des cartes recevait des joueurs quinze kopeks par nuit ; c’était là son commerce. On jouait d’ordinaire « aux trois feuilles », à la gorka, c’est-à-dire à des jeux de hasard. Chaque joueur posait devant lui une pile de monnaie de cuivre, — toute sa fortune, — et ne se relevait que quand