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veille du jour où il devait être fouetté, il résolut de boire une bouteille d’eau-de-vie, dans laquelle il avait fait infuser du tabac à priser. — Le détenu condamné aux verges a toujours bu, avant le moment critique, de l’eau-de-vie, qu’il s’est procurée longtemps à l’avance, souvent à un prix fabuleux : il se priverait du nécessaire pendant six mois plutôt que de ne pas en avaler un quart de litre avant l’exécution. Les forçats sont convaincus qu’un homme ivre souffre moins des coups de bâton ou de fouet que s’il est de sang-froid. — Je reviens à mon récit. Le pauvre diable tomba malade quelques instants après avoir bu sa bouteille d’eau-de-vie : il vomit du sang et fut emporté sans connaissance à l’hôpital. Sa poitrine fut si déchirée par cet accident qu’une phtisie se déclara et emporta le soldat au bout de quelques mois. Les docteurs qui le soignaient ne surent jamais la cause de sa maladie.

Si les exemples de pusillanimité ne sont pas rares parmi les détenus, il faut ajouter aussi qu’on en trouve dont l’intrépidité étonne. Je me souviens de plusieurs traits de fermeté qui allaient jusqu’à l’insensibilité. L’arrivée d’un effroyable bandit à l’hôpital est restée gravée dans ma mémoire. Par un beau jour d’été, le bruit se répandit dans notre infirmerie que le fameux brigand Orlof devait être fustigé le soir même et qu’on l’amènerait ensuite à l’ambulance. Les détenus qui se trouvaient à l’hôpital affirmaient que l’exécution serait cruelle, aussi tout le monde était-il ému ; moi-même, je l’avoue, j’attendais avec curiosité l’arrivée de ce brigand dont on racontait des choses inouïes. C’était un malfaiteur comme il y en a peu, capable d’assassiner de sang-froid des vieillards et des enfants ; il était doué d’une force de volonté indomptable et plein d’une orgueilleuse conscience de sa force. Comme il était coupable de plusieurs crimes, il avait été condamné à passer par les baguettes. On l’amena ou plutôt on l’apporta vers le soir ; la salle était déjà plongée dans l’obscurité, on allumait les