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Ce jour-là, je fis une remarque dont je pus constater l’exactitude par la suite ; c’est que tous ceux qui ne sont pas forçats et qui ont affaire à ces derniers, quels qu’ils soient, — à commencer par les soldats d’escorte et les factionnaires, — considèrent les forçats d’un point de vue faux et exagéré ; ils s’attendent à ce que pour un oui, pour un non, ceux-ci se jettent sur eux, un couteau à la main. Les détenus, parfaitement conscients de la crainte qu’ils inspirent, montrent une certaine arrogance. Aussi le meilleur chef de prison est-il précisément celui qui n’éprouve aucune émotion en leur présence. Malgré les airs qu’ils se donnent, les forçats eux-mêmes préfèrent qu’on ait confiance en eux. On peut même se les attacher en agissant ainsi. J’ai eu plus d’une fois l’occasion de remarquer leur étonnement lors de l’entrée d’un chef sans escorte dans leur prison, et certainement cet étonnement n’a rien que de flatteur : un visiteur intrépide impose le respect aux gens du bagne ; si un malheur arrive, ce ne sera jamais en sa présence. La terreur qu’inspirent les forçats est générale, et pourtant je n’y vois aucun fondement ; est-ce l’aspect du prisonnier, sa mine de franc bandit, qui causent une certaine répulsion ? Ne serait-ce pas plutôt le sentiment qui vous assaille, dès votre entrée dans la prison, à savoir que malgré tous les efforts, toutes les mesures prises, il est impossible de faire d’un homme vivant un cadavre, d’étouffer ses sentiments, sa soif de vengeance et de vie, ses passions et le besoin impérieux de les satisfaire ? Quoi qu’il en soit, j’affirme qu’il n’y a pas lieu de craindre les forçats. Un homme ne se jette ni si vite ni si facilement sur son semblable, un couteau à la main. Si des accidents arrivent quelquefois, ils sont tellement rares qu’on peut déclarer le danger nul. Je ne parle bien entendu que des détenus déjà condamnés, qui subissent leur peine, et dont quelques-uns sont presque heureux de se trouver enfin au bagne : tant une nouvelle forme de vie a toujours d’attrait pour l’homme ! Ceux-là vivent tranquilles