Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avant d’être exilé, qu’il put exister une vie si gaie, si fainéante, — où il trouverait un cercle aussi agréable d’amis. Des individus de cette dernière catégorie se rencontrent aux travaux forcés. Prenez maintenant un homme de cœur, d’un esprit cultivé et d’une conscience affinée. Ce qu’il ressent le tue plus douloureusement que le châtiment matériel. Le jugement qu’il a prononcé lui-même sur son crime est plus impitoyable que celui du plus sévère tribunal, de la loi la plus draconienne. Il vit côte à côte avec un autre forçat qui n’a pas réfléchi une seule fois au meurtre qu’il expie, pendant tout le temps de son séjour au bagne, qui, peut-être, se croit innocent. — N’y a-t-il pas aussi de pauvres diables qui commettent des crimes afin d’être envoyés aux travaux forcés et d’échapper ainsi à une liberté incomparablement plus pénible que la réclusion ? La vie est misérable ; on n’a peut-être jamais mangé à sa faim ; on se tue de travail pour enrichir son patron… ; au bagne, le travail sera moins ardu, moins pénible, on mangera tout son soûl, mieux qu’on ne peut l’espérer maintenant. Les jours de fête, on aura de la viande, et puis il y a les aumônes, le travail du soir qui fournira quelque argent. Et la société qu’on trouve à la maison de force, la comptez-vous pour rien ? Les forçats sont des gens habiles, rusés, qui savent tout. C’est avec une admiration non déguisée que le nouveau venu regardera ses camarades de chaîne, il n’a rien vu de pareil, aussi s’estimera-t-il dans la meilleure compagnie du monde.

Est-il possible que ces hommes si divers ressentent également le châtiment infligé ? Mais à quoi bon s’occuper de questions insolubles ? Le tambour bat, il faut rentrer à la caserne…