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de garde. Celui-ci examine, tâte et fouille chaque forçat à sa rentrée dans la caserne, puis lui ouvre la porte. Le porteur d’eau-de-vie espère qu’on aura honte de l’examiner et de le tâter trop en détail en certains endroits. Mais si le caporal est un rusé compère, c’est justement les places délicates qu’il tâte, et il trouve l’eau-de-vie apportée en contrebande. Il ne reste plus au forçat qu’une seule chance de salut : il glisse à la dérobée dans la main du sous-officier la piécette qu’il tient, et souvent, par suite d’une pareille manœuvre, l’eau-de-vie arrive sans encombre dans les mains du cabaretier. Mais quelquefois le truc ne réussit pas, et c’est alors que l’unique capital du contrebandier entre vraiment en circulation. On fait un rapport au major, qui ordonne de fustiger d’importance le capital malchanceux. Quant à l’eau-de-vie, elle est confisquée. Le contrebandier subit sa punition sans trahir l’entrepreneur, non parce que cette dénonciation le déshonorerait, mais parce qu’elle ne lui rapporterait rien : on le fouetterait tout de même ; la seule consolation qu’il pourrait avoir, c’est que le cabaretier partagerait son châtiment ; mais comme il a besoin de ce dernier, il ne le dénonce pas, quoiqu’il ne reçoive aucun salaire, s’il s’est laissé surprendre.

Du reste, la délation fleurit dans la maison de force. Loin de se fâcher contre un espion ou de le tenir à l’écart, on en fait souvent son ami ; si quelqu’un s’était mis en tête de prouver aux forçats toute la bassesse qu’il y a à se dénoncer mutuellement, personne, dans la prison, ne l’aurait compris. Le ci-devant gentilhomme dont j’ai déjà parlé, cette lâche et vile créature avec laquelle j’avais rompu dès mon arrivée à la forteresse, était l’ami de Fedka, le brosseur du major ; il lui racontait tout ce qui se faisait dans la maison de force ; celui ci s’empressait naturellement de rapporter à son maître ce qu’il avait entendu. Tout le monde le savait, mais personne n’aurait eu l’idée de le châtier pour cela ou de lui reprocher sa conduite.