Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelle influence il avait pu prendre sur ses coreligionnaires. Malgré la fermeté avec laquelle il supportait la vie de la maison de force, on sentait qu’il cachait une tristesse profonde, inguérissable. Je couchais dans la même caserne que lui. Une nuit, vers trois heures du matin, je me réveillai ; j’entendis un sanglot lent, étouffé. Le vieillard était assis sur le poêle (à la place même où priait auparavant le forçat qui avait voulu tuer le major) et lisait son eucologe manuscrit. Il pleurait, je l’entendais répéter : « Seigneur, ne m’abandonne pas ! Maître ! fortifie-moi ! Mes pauvres petits enfants ! mes chers petits enfants ! nous ne nous reverrons plus. » Je ne puis dire combien je me sentis triste.

Nous remettions donc notre argent à ce vieillard. Dieu sait pourquoi le bruit s’était répandu dans notre caserne qu’on ne pouvait le voler ; on savait bien qu’il cachait quelque part l’épargne qu’on lui confiait, mais personne n’avait pu découvrir son secret. Il nous le révéla, aux Polonais et à moi.

L’un des pieux de la palissade avait une branche qui, en apparence, tenait fortement à l’arbre, mais qu’on pouvait enlever, puis remettre adroitement en place. On découvrait alors un vide ; c’était la cachette en question.

Je reprends le fil de mon récit. Pourquoi le détenu ne garde-t-il pas son argent ? Non-seulement il lui est difficile de le garder, mais encore la prison est si triste ! Le forçat, par sa nature même, a une telle soif de liberté ! Par sa position sociale, c’est un être si insouciant, si désordonné, que l’idée d’engloutir son capital dans une ribote, de s’étourdir par le tapage et la musique, lui vient tout naturellement à l’esprit, ne fût-ce que pour oublier une minute son chagrin. Il était étrange de voir certains individus courbés sur leur travail, dans le seul but de dépenser en un jour tout leur gain jusqu’au dernier kopek ; puis, ils se remettaient au travail jusqu’à une nouvelle bamboche, attendue pendant plusieurs mois. — Certains forçats aimaient les habits neufs