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tout fait pour les encourager dans cette voie et engager les autres dissidents à se convertir de même. Le vieillard et quelques autres fanatiques avaient résolu de « défendre la foi ». Quand on commença à bâtir dans leur ville une église orthodoxe, ils y mirent le feu. Cet attentat avait valu la déportation à son auteur. Ce bourgeois aisé (il s’occupait de commerce) avait quitté une femme et des enfants chéris, mais il était parti courageusement en exil, estimant dans son aveuglement qu’il souffrait « pour la foi ». Quand on avait vécu quelque temps aux côtés de ce doux vieillard, on se posait involontairement la question : — Comment avait-il pu se révolter ! — Je l’interrogeai à plusieurs reprises sur « sa foi ». Il ne relâchait rien de ses convictions, mais je ne remarquai jamais la moindre haine dans ses répliques. Et pourtant il avait détruit une église, ce qu’il ne désavouait nullement : il semblait qu’il fût convaincu que son crime et ce qu’il appelait son « martyre » étaient des actions glorieuses. Nous avions encore d’autres forçats vieux-croyants, Sibériens pour la plupart, très-développés, rusés comme de vrais paysans. Dialecticiens à leur manière, ils suivaient aveuglément leur loi, et aimaient fort à discuter. Mais ils avaient de grands défauts ; ils étaient hautains, orgueilleux et fort intolérants. Le vieillard ne leur ressemblait nullement ; très-fort, plus fort même en exégèse que ses coreligionnaires, il évitait toute controverse. Comme il était d’un caractère expansif et gai, il lui arrivait de rire, — non pas du rire grossier et cynique des autres forçats, — mais d’un rire doux et clair, dans lequel on sentait beaucoup de simplicité enfantine et qui s’harmonisait parfaitement avec sa tête grise. (Peut-être fais-je erreur, mais il me semble qu’on peut connaître un homme rien qu’à son rire ; si le rire d’un inconnu vous semble sympathique, tenez pour certain que c’est un brave homme.) Ce vieillard s’était acquis le respect unanime des prisonniers, il n’en tirait pas vanité. Les détenus l’appelaient grand-père et ne l’offensaient jamais. Je compris alors