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idées que je m’étais faites sur notre maison de force ; il me fallut beaucoup de temps pour comprendre et m’expliquer des faits qui de prime abord me semblaient énigmatiques.

J’ai déjà dit que tous les forçats avaient un travail quelconque et que ce travail était pour eux une exigence naturelle et impérieuse. Ils aiment passionnément l’argent et l’estiment plus que tout, presque autant que la liberté. Le déporté est à demi consolé, si quelques kopeks sonnent dans sa poche. Au contraire, il est triste, inquiet et désespéré s’il n’a pas d’argent, il est prêt alors à commettre n’importe quel délit pour s’en procurer. Pourtant, malgré l’importance que lui donnent les forçats, cet argent ne reste jamais longtemps dans la poche de son propriétaire, car il est difficile de le conserver. On le confisque ou on le leur vole. Quand le major, dans ses perquisitions soudaines, découvrait un petit pécule péniblement amassé, il le confisquait ; il se peut qu’il l’employât à l’amélioration de la nourriture des détenus, car on lui remettait tout l’argent enlevé aux prisonniers. Mais le plus souvent, on le volait ; impossible de se fier à qui que ce soi. On découvrit cependant un moyen de préservation ; un vieillard, vieux-croyant originaire de Starodoub, se chargeait de cacher les économies des forçats. Je ne résiste pas au désir de dire quelques mots de cet homme, bien que cela me détourne de mon récit. Ce vieillard avait soixante ans environ, il était maigre, de petite taille et tout grisonnant. Dès le premier coup d’œil il m’intrigua fort, car il ne ressemblait nullement aux autres ; son regard était si paisible et si doux que je voyais toujours avec plaisir ses yeux clairs et limpides, entourés d’une quantité de petites rides. Je m’entretenais souvent avec lui, et rarement j’ai vu un être aussi bon, aussi bienveillant. On l’avait envoyé aux travaux forcés pour un crime grave. Un certain nombre de vieux-croyants de Starodoub (province de Tchernigoff) s’étaient convertis à l’orthodoxie. Le gouvernement avait