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Un beau jour, il sortit des rangs et déclara qu’il ne voulait pas aller au travail. On le dénonça au major, qui s’emporta et vint immédiatement à la caserne, Le forçat se rua sur lui, et lui lança une brique qu’il avait préparée à l’avance, mais il le manqua. On empoigna le détenu, on le jugea, on le fouetta ; ce fut l’affaire de quelques instants ; transporté à l’hôpital, il y mourut trois jours après. Il déclara pendant son agonie qu’il n’avait de haine pour personne, mais qu’il avait voulu souffrir. Il n’appartenait pourtant à aucune secte de dissidents. Quand on parlait de lui dans les casernes, c’était toujours avec respect.

On me mit enfin mes nouveaux fers. Pendant qu’on les soudait, des marchandes de petits pains blancs entrèrent dans la forge, l’une après l’autre. C’étaient pour la plupart de toutes petites filles, qui venaient vendre les pains que leurs mères cuisaient. Quand elles avançaient en âge, elles continuaient à rôder parmi nous, mais elles n’apportaient plus leur marchandise. On en rencontrait toujours quelqu’une. Il y avait aussi des femmes mariées. Chaque petit pain coûtait deux kopeks ; presque tous les détenus en achetaient.

Je remarquai un forçat menuisier, déjà grisonnant, à la figure empourprée et souriante. Il plaisantait avec les marchandes de petits pains. Avant leur arrivée, il s’était noué un mouchoir rouge autour du cou. Une femme grasse, très-grêlée, posa son panier sur l’établi du menuisier. Ils causèrent :

— Pourquoi n’êtes-vous pas venue hier ? lui demanda le forçat, avec un sourire satisfait.

— Je suis venue, mais vous aviez décampé, répondit hardiment la femme.

— Oui, on nous avait fait partir d’ici, sans quoi nous nous serions certainement vus… Avant-hier, elles sont toutes venues me voir.

— Et qui donc ?