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lui suffisait de remarquer une injustice pour qu’il se mêlât d’une affaire qui ne le regardait pas. Il était en outre excessivement naïf ; dans ses querelles avec les forçats, il leur reprochait d’être des voleurs et les exhortait sincèrement à ne plus dérober. Il avait servi en qualité de sous-lieutenant au Caucase. Je me liai avec lui dès le premier jour, et il me raconta aussitôt son affaire. Il avait commencé par être junker (volontaire avec le grade de sous-officier) dans un régiment de ligne. Après avoir attendu longtemps sa nomination de sous-lieutenant, il la reçut enfin et fut envoyé dans les montagnes commander un fortin. Un petit prince tributaire du voisinage mit le feu à cette forteresse et tenta une attaque nocturne qui n’eut aucun succès. Akim Akimytch usa de finesse à son égard et fit mine d’ignorer qu’il fût l’auteur de l’attaque : on l’attribua à des insurgés qui rôdaient dans la montagne. Au bout d’un mois, il invita amicalement le prince à venir lui faire visite. Celui-ci arriva à cheval, sans se douter de rien ; Akim Akimytch rangea sa garnison en bataille et découvrit devant les soldats la félonie et la trahison de son visiteur ; il lui reprocha sa conduite, lui prouva qu’incendier un fort était un crime honteux, lui expliqua minutieusement les devoirs d’un tributaire ; puis, en guise de conclusion à cette harangue, il fit fusiller le prince ; il informa aussitôt ses supérieurs de cette exécution avec tous les détails nécessaires. On instruisit le procès d’Akim Akimytch ; il passa en conseil de guerre et fut condamné à mort ; on commua sa peine, on l’envoya en Sibérie comme forçat de la deuxième catégorie, c’est-à-dire, condamné à douze ans de forteresse. Il reconnaissait volontiers qu’il avait agi illégalement, que le prince devait être jugé civilement, et non par une cour martiale. Néanmoins, il ne pouvait comprendre que son action fût un crime.

— Il avait incendié mon fort, que devais-je faire ? l’en remercier ? — répondait-il à toutes mes objections.