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été remis par l’administration et le peu de linge qu’on m’avait permis d’apporter avec moi dans la maison de force. Pas plus tard que le lendemain, ces mêmes détenus me volèrent mon coffre et burent l’argent qu’ils en avaient retiré. L’un d’eux me devint fort dévoué par la suite, bien qu’il me volât toutes les fois que l’occasion s’en présentait. Il n’était pas le moins du monde confus de ses vols, car il commettait ces délits presque inconsciemment, comme par devoir ; aussi ne pouvais-je lui garder rancune.

Ces forçats m’apprirent que l’on pouvait avoir du thé et que je ferais bien de me procurer une théière ; ils m’en trouvèrent une que je louai pour un certain temps ; ils me recommandèrent aussi un cuisinier qui, pour trente kopeks par mois, m’accommoderait les mets que je désirerais, si seulement j’avais l’intention d’acheter des provisions et de me nourrir à part… Comme de juste, ils m’empruntèrent de l’argent ; le jour de mon arrivée, ils vinrent m’en demander jusqu’à trois fois.

Les ci-devant nobles[1] incarcérés dans la maison de force étaient mal vus de leurs codétenus. Quoiqu’ils fussent déchus de tous leurs droits, à l’égal des autres forçats, — ceux-ci ne les reconnaissaient pas pour des camarades. Il n’y avait dans cet éloignement instinctif aucune part de raisonnement. Nous étions toujours pour eux des gentilshommes, bien qu’ils se moquassent souvent de notre abaissement.

— Eh, eh ! c’est fini ! La voiture de Mossieu écrasait autrefois du monde à Moscou, maintenant Mossieu corde du chanvre.

Ils jouissaient de nos souffrances que nous dissimulions le plus possible. Ce fut surtout quand nous travaillâmes en

  1. Les nobles condamnés aux travaux forcés perdent leurs privilèges. Ce n’est que par une grâce de l’Empereur qu’ils peuvent être réintégrés dans leurs droits.