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— Tu m’as rossé ? Qui me rossera n’est pas encore né, et qui m’a rossé est maintenant à six pieds sous terre.

— Pestiféré de Bender !

— Que la lèpre sibérienne te ronge d’ulcères !

— Qu’un Turc fende ta chienne de tête !

Les injures pleuvaient.

— Allons ! les voilà en train de brailler. Quand on n’a pas su se conduire, on reste tranquille… ils sont trop contents d’être venus manger le pain du gouvernement, ces gaillards-là !

On les sépara aussitôt. Qu’on « se batte de la langue » tant qu’on veut, cela est permis, car c’est une distraction pour tout le monde, mais pas de rixes ! ce n’est que dans les cas extraordinaires que les ennemis se battent. Si une rixe survient, on la dénonce au major, qui ordonne des enquêtes, s’en mêle lui-même, — et alors tout va de travers pour les détenus ; aussi mettent-ils tout de suite le holà à une querelle sérieuse. Et puis, les ennemis s’injurient plutôt par distraction, par exercice de rhétorique. Ils se montent, la querelle prend un caractère furieux, féroce : on s’attend à les voir s’égorger, il n’en est rien ; une fois que leur colère a atteint un certain diapason, ils se séparent aussitôt. Cela m’étonnait fort, et si je raconte quelques-unes des conversations des forçats, c’est avec intention. Me serais-je figuré que l’on pût s’injurier par plaisir, y trouver une jouissance quelconque ? Il ne faut pas oublier la vanité caressée : un dialecticien qui sait injurier en artiste est respecté. Pour peu on l’applaudirait comme un acteur.

Déjà, la veille au soir, j’avais remarqué quelques regards de travers à mon adresse. Par contre, plusieurs forçats rôdaient autour de moi, soupçonnant que j’avais apporté de l’argent ; ils cherchèrent à entrer dans mes bonnes grâces, en m’enseignant à porter mes fers sans en être gêné ; ils me fournirent aussi, — à prix d’argent, bien entendu, — un coffret avec une serrure pour y serrer les objets qui m’avaient