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Le tapage était insupportable ; plusieurs forçats, cependant, causaient dans les coins d’un air posé et tranquille.

— Salut et bon appétit, père Antonytch ! dit un jeune détenu, en s’asseyant à côté d’un vieillard édenté et refrogné.

— Si tu ne plaisantes pas, eh bien, salut ! fit ce dernier sans lever les yeux, tout en s’efforçant de mâcher son pain avec ses gencives édentées.

— Et moi qui pensais que tu étais mort, Antonytch ; vrai !…

— Meurs le premier, je te suivrai…

Je m’assis auprès d’eux. À ma droite, deux forçats d’importance avaient lié conversation, et tâchaient de conserver leur dignité en parlant.

— Ce n’est pas moi qu’on volera, disait l’un, je crains plutôt de voler moi-même…

— Il ne ferait pas bon me voler, diable ! il en cuirait.

— Et que ferais-tu donc ? Tu n’es qu’un forçat… Nous n’avons pas d’autre nom… Tu verras qu’elle te volera, la coquine, sans même te dire merci. J’en ai été pour mon argent. Figure-toi qu’elle est venue il y a quelques jours. Où nous fourrer ? Bon ! je demande la permission d’aller chez Théodore le bourreau ; il avait encore sa maison du faubourg, celle qu’il avait achetée de Salomon le galeux, tu sais, ce Juif qui s’est étranglé, il n’y a pas longtemps…

— Oui, je le connais, celui qui était cabaretier ici, il y a trois ans et qu’on appelait Grichka — le cabaret borgne, je sais…

— Eh bien ! non, tu ne sais pas… d’abord c’est un autre cabaret…

— Comment, un autre ! Tu ne sais pas ce que tu dis. Je t’amènerai autant de témoins que tu voudras.

— Ouais ! c’est bien toi qui les amèneras ! Qui es-tu, toi ? sais-tu à qui tu parles ?

— Parbleu !

— Je t’ai assez souvent rossé, bien que je ne m’en vante pas. Ne fais donc pas tant le fier !