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— Comment ? je le vois !

— Un oiseau, qu’on te dit !

— Mais lequel ?

Ils se dévoraient des yeux. Le petit attendait une réponse et serrait les poings, en apparence prêt à se battre. Je pensais qu’une rixe s’ensuivrait. Tout cela était nouveau pour moi, aussi regardai-je cette scène avec curiosité. J’appris plus tard que de semblables querelles étaient fort innocentes et qu’elles servaient à l’ébaudissement des autres forçats, comme une comédie amusante : on n’en venait presque jamais aux mains. Cela caractérisait clairement les mœurs de la prison.

Le détenu de haute taille restait tranquille et majestueux. Il sentait qu’on attendait sa réponse ; sous peine de se déshonorer, de se couvrir de ridicule, il devait soutenir ce qu’il avait dit, montrer qu’il était un oiseau merveilleux, un personnage. Aussi jeta-t-il un regard de travers sur son adversaire avec un mépris inexprimable, s’efforçant de l’irriter en le regardant par-dessus l’épaule, de haut en bas, comme il aurait fait pour un insecte, et lentement, distinctement, il répondit :

— Un kaghane !

C’est-à-dire qu’il était un oiseau kaghane[1]. Un formidable éclat de rire accueillit cette saillie et applaudit à l’ingéniosité du forçat.

— Tu n’es pas un kaghane, mais une canaille, hurla le petit gros qui se sentait battu à plates coutures ; furieux de sa défaite, il se serait jeté sur son adversaire, si ses camarades n’avaient entouré les deux parties de crainte qu’une querelle sérieuse ne s’engageât.

— Battez-vous plutôt que de vous piquer avec la langue, cria de son coin un spectateur.

  1. Il n’existe aucun oiseau de ce nom : le forçat, pour se tirer d’embarras invente un nom d’oiseau. Toute cette conversation est littéralement intraduisible en français.