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pour quelques liards qu’on lui prêtait à un taux fabuleux. S’il ne les rachetait pas au terme fixé, l’usurier les vendait impitoyablement aux enchères, et cela sans retard, L’usure florissait si bien dans notre maison de force qu’on prêtait même sur des objets appartenant à l’État : linge, bottes, etc., choses à chaque instant indispensables. Lorsque le prêteur sur gages acceptait de semblables dépôts, l’affaire prenait souvent une tournure inattendue : le propriétaire allait trouver, aussitôt après avoir reçu son argent, le sous-officier (surveillant en chef de la maison de force) et lui dénonçait le recel d’objets appartenant à l’État, que l’on enlevait à l’usurier, sans même juger le fait digne d’être rapporté à l’administration supérieure. Mais jamais aucune querelle, — c’est ce qu’il y a de plus curieux, — ne s’élevait entre l’usurier et le propriétaire ; le premier rendait silencieusement, d’un air morose, les effets qu’on lui réclamait, comme s’il s’y attendait depuis longtemps. Peut-être s’avouait-il qu’à la place du nantisseur, il n’aurait pas agi autrement. Aussi, si l’on s’insultait après cette perquisition, c’était moins par haine que par simple acquit de conscience.

Les forçats se volaient mutuellement sans pudeur. Chaque détenu avait son petit coffre, muni d’un cadenas, dans lequel il serrait les effets confiés par l’administration. Quoiqu’on eût autorisé ces coffres, cela n’empêchait nullement les vols. Le lecteur peut s’imaginer aisément quels habiles voleurs se trouvaient parmi nous. Un détenu qui m’était sincèrement dévoué, — je le dis sans prétention, — me vola ma Bible, le seul livre qui fût permis dans la maison de force ; le même jour, il me l’avoua, non par repentir, mais parce qu’il eut pitié de me voir la chercher longtemps. Nous avions au nombre de nos camarades de chaîne plusieurs forçats, dits « cabaretiers », qui vendaient de l’eau-de-vie, et s’enrichissaient relativement à ce métier-là. J’en parlerai plus loin, car ce trafic est assez curieux, pour que je m’y arrête. Un grand nombre de détenus étaient déportés