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remarquai jamais en lui une cruauté excessive. Les autres détenus le méprisaient, non pas à cause de son crime, dont il n’était jamais question, mais parce qu’il manquait de tenue. Il parlait quelquefois de son père. Ainsi un jour, en vantant la robuste complexion héréditaire dans sa famille, il ajouta : « — Tenez, mon père, par exemple, jusqu’à sa mort, n’a jamais été malade. » Une insensibilité animale portée à un aussi haut degré semble impossible : elle est par trop phénoménale. Il devait y avoir là un défaut organique, une monstruosité physique et morale inconnue jusqu’à présent à la science, et non un simple délit. Je ne croyais naturellement pas à un crime aussi atroce, mais des gens de la même ville que lui, qui connaissaient tous les détails de son histoire, me la racontèrent. Les faits étaient si clairs, qu’il aurait été insensé de ne pas se rendre à l’évidence. Les détenus l’avaient entendu crier une fois, pendant son sommeil : « Tiens-le ! tiens-le ! coupe-lui la tête ! la tête ! la tête ! »

Presque tous les forçats rêvaient à haute voix ou déliraient pendant leur sommeil ; les injures, les mots d’argot, les couteaux, les haches revenaient le plus souvent dans leurs songes. « Nous sommes des gens broyés, disaient-ils, nous n’avons plus d’entrailles, c’est pourquoi nous crions la nuit. »

Les travaux forcés dans notre forteresse n’étaient pas une occupation, mais une obligation : les détenus accomplissaient leur tâche ou travaillaient le nombre d’heures fixé par la loi, puis retournaient à la maison de force. Ils avaient du reste ce labeur en haine. Si le détenu n’avait pas un travail personnel auquel il se livre volontairement avec toute son intelligence, il lui serait impossible de supporter sa réclusion. De quelle façon ces gens, tous d’une nature fortement trempée, qui avaient largement vécu et désiraient vivre encore, qui avaient été réunis contre leur volonté, après que la société les avait rejetés, auraient-ils pu vivre d’une façon normale et naturelle ?