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ces dix ans ! J’avais erré là derrière les casernes pendant toute la première année, solitaire et désespéré. Je me souviens comme je comptais les jours que j’y devais passer. Il y en avait plusieurs milliers. Dieu ! comme il y a longtemps de cela ! Dans ce coin avait végété notre aigle prisonnier ; je rencontrais souvent Pétrof à cet endroit. Maintenant il ne me quittait plus ; il accourait auprès de moi, et comme s’il devinait mes pensées, il se promenait silencieusement à mes côtés et s’étonnait à part lui, Dieu sait de quoi. Je disais adieu mentalement aux noires poutres équarries de nos casernes. Combien de jeunesse, de forces inutiles étaient enterrées et perdues dans ces murailles, sans profit pour personne ! Il faut bien le dire : tous ces gens-là étaient peut-être les mieux doués, les plus forts de notre peuple. Mais ces forces puissantes étaient perdues sans retour. À qui la faute ?

Oui, à qui la faute ?

Le lendemain de cette soirée, de bon matin, avant qu’on se mit en rang pour aller au travail, je parcourus toutes les casernes, pour dire adieu aux forçats. Bien des mains calleuses et solides se tendirent vers moi avec bienveillance. Quelques-uns me donnaient des poignées de main en camarades, mais c’était le petit nombre. Les autres comprenaient parfaitement que j’étais devenu un tout autre homme, que je n’étais plus un des leurs. Ils savaient que j’avais des connaissances en ville, que je m’en irais tout de suite chez des messieurs, que je m’assiérais à leur table, que je serais leur égal. Ils comprenaient cela, et bien que leur poignée de main fût affable et cordiale, ce n’était plus celle d’un égal ; j’étais devenu pour eux un monsieur. D’autres me tournaient durement le dos et ne répondaient pas à mes adieux. Quelques-uns même me regardaient avec haine.

Le tambour battit, et tous les forçats se rendirent aux travaux. Je restai seul. Souchilof s’était levé avant tout le monde, et se trémoussait afin de me préparer une dernière