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calme et patient. Je m’étonnais moi-même et je m’accusais de froideur, d’indifférence. Beaucoup de forçats, que je rencontrais dans la cour quand les travaux étaient finis, s’entretenaient avec moi et me félicitaient.

— Allons, petit père Alexandre Pétrovitch ! Vous allez bientôt être mis en liberté ! Vous nous laisserez seuls, comme de pauvres diables.

— Eh bien ! Martynof, avez-vous encore longtemps à attendre ? lui demandai-je.

— Moi ? eh ! eh ! Sept ans à trimer !…

Il soupire, s’arrête et regarde au loin d’un air distrait, comme s’il regardait dans l’avenir… Oui, beaucoup de mes camarades me félicitaient sincèrement et cordialement. Il me sembla même qu’on avait plus d’affabilité pour moi, je ne leur appartenais déjà plus, je n’étais plus leur pareil ; aussi me disaient-ils adieu. K— tchinski, jeune noble polonais, de caractère doux et paisible, aimait à se promener comme moi dans la cour de la prison. Il espérait conserver sa santé en prenant de l’exercice et en respirant l’air frais, pour compenser le mal que lui faisaient les nuits étouffantes des casernes. « J’attends avec impatience votre mise en liberté, me dit-il un jour en souriant, comme nous nous promenions. Quand vous quitterez le bagne, je saurai alors qu’il me reste juste une année de travaux forcés. »

Je dirai ici en passant que, grâce à la perpétuelle idéalisation, la liberté nous semblait plus libre que la liberté telle qu’elle est en réalité. Les forçats exagéraient l’idée de la liberté ; cela est commun à tous les prisonniers. L’ordonnance déguenillée d’un officier nous semblait être une espèce de roi, l’idéal de l’homme libre, relativement aux forçats ; il n’avait pas de fers, il n’avait pas la tête rasée, et allait où il voulait, sans escorte.

La veille de ma libération, au crépuscule, je fis pour la dernière fois le tour de notre maison de force. Que de milliers de fois j’avais tourné autour de cette palissade pendant