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pour avoir su cacher leur piste. Ils ont fait ça en vrais maîtres, sans que personne s’en doute. Ils se sont évaporés, les coquins ; ils passeraient à travers des portes fermées ! » En un mot, la gloire de Koulikof et de A—f avait grandi de cent coudées. Tous étaient fiers d’eux. On sentait que leur exploit serait transmis à la plus lointaine postérité, qu’il survivrait à la maison de force.

— De crânes gaillards ! disaient les uns.

— Eh bien ! on croyait qu’on ne pouvait pas s’enfuir… ils se sont pourtant évadés ! ajoutaient les autres.

— Oui ! faisait un troisième en regardant ses camarades avec condescendance. — Mais qui s’est évadé ?… Êtes-vous seulement dignes de dénouer les cordons de leurs souliers ?

En toute autre occasion, le forçat interpellé de cette façon aurait répondu au défi et défendu son honneur, mais il garda un silence modeste. « C’est vrai ! tout le monde n’est pas Koulikof et A—f ; il faut faire ses preuves d’abord… »

— Au fond, camarades, pourquoi restons-nous ici ? interrompit brusquement un détenu, assis auprès de la fenêtre de la cuisine ; sa voix était traînante, mais secrètement satisfaite, il se frottait la joue de la paume de la main. —Que faisons-nous ici ? Nous vivons sans vivre, nous sommes morts sans mourir. Eeeh !

— Parbleu, on ne quitte pas la maison de force comme une vieille botte… Elle vous tient aux jambes. Qu’as-tu à soupirer ?

— Mais, tiens, Koulikof, par exemple… commença un des plus ardents, un jeune blanc-bec.

— Koulikof ? riposta un autre, en regardant de travers le blanc-bec ; — Koulikof !… Les Koulikof, on ne les fait pas à la douzaine !

— Et A—f ! camarades, quel gaillard !

— Eh ! eh ! il roulera Koulikof quand et tant qu’il voudra. C’est un fin matois.