Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/355

Cette page n’a pas encore été corrigée


J—ki répondit qu’il comprenait aussi cela.

— Eh bien ! je veux me réconcilier avec toi. Mais conçois-tu bien ce que je fais ? conçois-tu toute la grandeur de mon action ? Es-tu capable de la sentir et de l’apprécier ?

Imagine-toi : moi, moi, major !… etc.

J—ki me raconta cette scène. Un sentiment humain existait donc dans cette brute toujours ivre, désordonnée et tracassière ! Si l’on prend en considération ses idées et son développement intellectuel, on doit convenir que cette action était vraiment généreuse. L’ivresse perpétuelle dans laquelle il se trouvait y avait peut-être contribué !

Le rêve du major ne se réalisa pas ; il ne se maria pas, quoiqu’il fut décidé à prendre femme sitôt qu’on aurait fini de décorer son appartement. Au lieu de se marier, il fut mis en jugement ; on lui enjoignit de donner sa démission. De vieux péchés étaient revenus sur l’eau : il avait été, je crois, maître de police de notre ville… Ce coup l’assomma inopinément. Tous les forçats se réjouirent, quand ils apprirent la grande nouvelle ; ce fut une fête, une solennité. On dit que le major pleurnichait comme une vieille femme et hurlait. Mais que faire ? Il dut donner sa démission, vendre ses deux chevaux gris et tout ce qu’il possédait ; il tomba dans la misère. Nous le rencontrions quelquefois — plus tard — en habit civil tout râpé avec une casquette à cocarde. Il regardait les forçats d’un air mauvais. Mais son auréole et son prestige avaient disparu avec son uniforme de major. Tant qu’il avait été notre chef, c’était un dieu habillé en civil ; il avait tout perdu, il ressemblait à un laquais.

Pour combien entre l’uniforme dans l’importance de ces gens-là !