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vétérinaire. Pendant deux heures il a joué sans avoir un sou dans sa poche. C’est Fedka qui l’a dit.

— Voilà pourquoi on nous donne de la soupe aux choux avec de la panse.

— Vous êtes tous des imbéciles ! Est-ce que cela nous regarde ?

— Oui, si nous nous plaignons tous, nous verrons comment il se justifiera. Décidons-nous.

— Se justifier ? Il t’assénera son poing sur la caboche, et rien de plus.

— On le mettra en jugement.

Tous les détenus étaient fort agités, car en effet notre nourriture était exécrable. Ce qui mettait le comble au mécontentement général, c’était l’angoisse, la souffrance perpétuelle, l’attente. Le forçat est querelleur et rebelle de tempérament, mais il est bien rare qu’il se révolte en masse, car ils ne sont jamais d’accord ; chacun de nous le sentait très-bien, aussi disait-on plus d’injures qu’on n’agissait réellement. Cependant, cette fois-là, l’agitation ne fut pas sans suites. Des groupes se formaient dans les casernes, discutaient, injuriaient, rappelaient haineusement la mauvaise administration de notre major et en sondaient tous les mystères. Dans toute affaire pareille, apparaissent des meneurs, des instigateurs. Les meneurs dans ces occasions, sont des gens très-remarquables, non-seulement dans les bagnes, mais dans toutes les communautés de travailleurs, dans les détachements, etc. Ce type particulier est toujours et partout le même : ce sont des gens ardents, avides de justice, très-naïfs et honnêtement convaincus de la possibilité absolue de réaliser leurs désirs ; ils ne sont pas plus bêtes que les autres, il y en a même d’une intelligence supérieure, mais ils sont trop ardents pour être rusés et prudents. Si l’on rencontre des gens qui savent diriger les masses et gagner ce qu’ils veulent, ils appartiennent déjà à un autre type de meneurs populaires excessivement rare