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La réalité tend toujours au morcellement, à la variété infinie. Chacun de nous avait sa vie propre, intérieure et personnelle, en dehors de la vie officielle, réglementaire.

Mais comme je l’ai déjà dit, je ne sus pas pénétrer la profondeur de cette vie intérieure au commencement de ma réclusion, car toutes les manifestations extérieures me blessaient et me remplissaient d’une tristesse indicible. Il m’arrivait quelquefois de haïr ses martyrs qui souffraient autant que moi. Je les enviais, parce qu’ils étaient au milieu des leurs, parce qu’ils se comprenaient mutuellement ; en réalité cette camaraderie sans le fouet et le bâton, cette communauté forcée leur inspirait autant d’aversion qu’à moi-même, et chacun s’efforçait de vivre à l’écart. Cette envie, qui me hantait dans les instants d’irritation, avait ses motifs légitimes, car ceux qui assurent qu’un gentilhomme, un homme cultivé ne souffre pas plus aux travaux forcés qu’un simple paysan, ont parfaitement tort. J’ai lu et entendu soutenir cette allégation. En principe, l’idée paraît juste et généreuse : tous les forçats sont des hommes ; mais elle est par trop abstraite : il ne faut pas perdre de vue une quantité de complications pratiques que l’on ne saurait comprendre si on ne les éprouve pas dans la vie réelle. Je ne veux pas dire par là que le gentilhomme, l’homme cultivé ressentent plus délicatement, plus vivement parce qu’ils sont plus développés. Faire passer l’âme de tout le monde sous un niveau commun est impossible ; l’instruction elle-même ne saurait fournir le patron sur lequel on pourrait tailler les punitions.

Tout le premier je suis prêt à certifier que parmi ces martyrs, dans le milieu le moins instruit, le plus abject, j’ai trouvé des traces d’un développement moral. Ainsi, dans notre maison de force, il y avait des hommes que je connaissais depuis plusieurs années, que je croyais être des bêtes sauvages et que je méprisais comme tels ; tout à coup, au moment le plus inattendu, leur âme s’épanchait involontairement