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mort en continuant à défier tout le monde et à rester irréconciliable. Enfin les forçats se souvinrent de lui, après deux grands mois d’oubli, et l’on manifesta une sympathie inattendue à son égard. On s’entendit pour l’emporter : « Qu’il crève, mais qu’au moins il crève libre », disaient les détenus.

— C’est sûr ; un oiseau libre et indépendant comme lui ne s’habituera jamais à la prison, ajoutaient d’autres.

— Il ne nous ressemble pas, fit quelqu’un.

— Tiens ! c’est un oiseau, tandis que nous, nous sommes des gens.

— L’aigle, camarades, est le roi des forêts… commença Skouratof, mais ce jour-là personne ne l’écouta. Une après-midi, quand le tambour annonça la reprise des travaux, on prit l’aigle, on lui lia le bec, car il faisait mine de se défendre, et on l’emporta hors de la prison, sur le rempart. Les douze forçats qui composaient la bande étaient fort intrigués de savoir où irait l’aigle. Chose étrange, ils étaient tous contents comme s’ils avaient reçu eux-mêmes la liberté.

— Eh ! la vilaine bête, on lui veut du bien, et il vous déchire la main pour vous remercier ! disait celui qui le tenait, en regardant presque avec amour le méchant oiseau.

— Laisse-le s’envoler, Mikitka !

— Ça ne lui va pas d’être captif. Donne-lui la liberté, la jolie petite liberté.

On le jeta du rempart dans la steppe. C’était tout à la fin de l’automne, par un jour gris et froid. Le vent sifflait de la steppe nue et gémissait dans l’herbe jaunie, desséchée. L’aigle s’enfuit tout droit, en battant de son aile malade, comme pressé de nous quitter et de se mettre à l’abri de nos regards. Les forçats attentifs suivaient de l’œil sa tête qui dépassait l’herbe.

— Le voyez-vous, hein ? dit un d’eux, tout pensif.

— Il ne regarde pas en arrière ! ajouta un autre. Il n’a pas même regardé une fois derrière lui.