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faits pour inspirer une sorte de respect, d’autant plus qu’ils étaient chez eux, dans leur nid de forçats, où personne ne pénétrait jamais. Les nôtres étaient inépuisables en ruses qui devaient leur faire connaître la valeur du cheval qu’on venait de leur amener ; ils l’examinaient, le tâtaient avec un air affairé, sérieux, comme si la prospérité de la maison de force eût dépendu de l’achat de cette bête, Les Circassiens sautèrent même sur sa croupe ; leurs yeux brillaient, ils babillaient rapidement dans leur dialecte incompréhensible, en montrant leurs dents blanches et en faisant mouvoir les narines dilatées du leurs nez basanés et crochus. Il y avait des Russes qui prêtaient une vive attention à leur discussion, et semblaient prêts à leur sauter aux yeux ; ils ne comprenaient pas les paroles que leurs camarades échangeaient, mais on voyait qu’ils auraient voulu deviner par l’expression des yeux, savoir si le cheval était bon ou non. Qu’importait à un forçat, et surtout à un forçat hébété et dompté, qui n’aurait pas même osé prononcer un mot devant ses autres camarades, que l’on achetait un cheval ou un autre, comme s’il l’eût acquis pour son compte, comme s’il ne lui était pas indifférent qu’on choisit celui-là ou un autre ? Outre les Circassiens, ceux des condamnés auxquels on accordait de préférence les premières places et la parole étaient les Tsiganes et les ex-maquignons. Il y eut une espèce de duel entre deux forçats — le Tsigane Koulikof, ancien maquignon et voleur de chevaux, et un vétérinaire par vocation, rusé paysan sibérien qui avait été envoyé depuis peu de temps aux travaux forcés et qui avait réussi à enlever à Koulikof toutes ses pratiques en ville. —Il faut dire que l’on prisait fort les vétérinaires sans diplôme de la prison, et que non-seulement les bourgeois et les marchands, mais les hauts fonctionnaires de la ville s’adressaient à eux quand leurs chevaux tombaient malades, de préférence à plusieurs vétérinaires patentés. Jusqu’à l’arrivée de Iolkine, le paysan sibérien, Koulikof avait