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— Tu ne sais pas, mon cher ami, tu ne sais pas ; tu verras… C’est à une mauvaise place qu’il t’a frappé. Tout dépend de la place… Il t’a atteint juste au-dessous du cœur, le brigand ! Attends, attends ! hurla-t-il en s’adressant a Lomof. — Je te la garde bonne !… Qu’on le conduise au corps de garde !

Il tint ce qu’il avait promis. On mit en jugement Lomof, et quoique la blessure fût très-légère, la préméditation étant évidente, on augmenta sa condamnation aux travaux forcés de plusieurs années et on lui infligea un millier de baguettes. Le major fut enchanté… Le réviseur arriva enfin.

Le lendemain de son arrivée en ville, il vint faire son inspection à la maison de force. C’était justement un jour de fête ; depuis quelques jours tout était propre, luisant, minutieusement lavé ; les forçats étaient rasés de frais, leur linge très-blanc n’avait pas la moindre tache. (Comme l’exigeait le règlement, ils portaient pendant l’été des vestes et des pantalons de toile. Chacun d’eux avait dans le dos un rond noir cousu à la veste, de huit centimètres de diamètre.) Pendant une heure on avait fait la leçon aux détenus, ce qu’ils devaient répondre et dans quels termes, si ce haut fonctionnaire s’avisait de les saluer. On avait même procédé à des répétitions ; le major semblait avoir perdu la tête. Une heure avant l’arrivée du réviseur, tous les forçats étaient à leur poste, immobiles comme des statues, le petit doigt à la couture du pantalon. Enfin, vers une heure de l’après-midi, le réviseur fit son entrée. C’était un général à l’air important, si important même que le cœur de tous les fonctionnaires de la Sibérie occidentale devait tressauter d’effroi, rien qu’à le voir. Il entra d’un air sévère et majestueux, suivi d’un gros de généraux et de colonels, ceux qui remplissaient des fonctions dans notre ville. Il y avait encore un civil de haute taille, à figure régulière, en frac et en souliers ; ce personnage gardait