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alors qu’ils pouvaient faire ce que bon leur semblait et s’engagèrent de plus en plus dans des entreprises illégales. Tout le monde murmurait contre eux, on désirait les voir disparaître à cent pieds sous terre, mais leur audace allait croissant, Les maîtres de police du district, les assesseurs des tribunaux ne leur faisaient plus peur. Enfin la chance les trahit ; ils furent perdus non pas par leurs crimes secrets, mais par une accusation calomnieuse et mensongère. Ils possédaient à dix verstes de leur hameau une ferme, où vivaient pendant l’automne six ouvriers kirghizes, qu’ils avaient réduit en servitude depuis longtemps. Un beau jour, ces Kirghizes furent trouvés assassinés. On commença une enquête qui dura longtemps, et grâce à laquelle on découvrit une foule de choses fort vilaines. Les Lomof furent accusés d’avoir assassiné leurs ouvriers. Ils avaient raconté eux-mêmes leur histoire, connue de tout le bagne : on les soupçonnait de devoir beaucoup d’argent aux Kirghizes, et comme ils étaient très-avares et avides, malgré leur grande fortune, on crut qu’ils avaient assassinés les six Kirghizes afin de ne pas payer leur dette. Pendant l’enquête et le jugement leur bien fondit et se dissipa. Le père mourut ; les fils furent déportés : un de ces derniers et leur oncle se virent condamner à quinze ans de travaux forcés ; ils étaient parfaitement innocents du crime qu’on leur imputait. Un beau jour, Gavrilka, un fripon fieffé, connu aussi comme vagabond, mais très-gai et très-vif, s’avoua l’auteur de ce crime. Je ne sais pas au fond s’il avait fait lui-même l’aveu, mais toujours est-il que les forçats le tenaient pour l’assassin des Kirghizes : ce Gavrilka, alors qu’il vagabondait encore, avait eu une affaire avec les Lomof. (Il n’était incarcéré dans notre maison de force que pour un laps de temps très-court, en qualité de soldat déserteur et de vagabond.) Il avait égorgé les Kirghizes avec trois autres rôdeurs, dans l’espérance de se refaire quelque peu par le pillage de la ferme.