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Ce spectacle était sauvage, pauvre, mais libre. Je suis de l’œil le vol d’un oiseau qui file dans l’air transparent et pur ; il effleure l’eau, il disparaît dans l’azur, et brusquement il reparaît, grand comme un point minuscule… Même la pauvre fleurette qui dépérit dans une crevasse de la rive et que je trouve au commencement du printemps, attire mon attention en m’attendrissant… La tristesse de cette première année de travaux forcés était intolérable, énervante. Cette angoisse m’empêcha d’abord d’observer les choses qui m’entouraient ; je fermais les yeux et je ne voulais pas voir. Entre les hommes corrompus au milieu desquels je vivais, je ne distinguais pas les gens capables de penser et de sentir, malgré leur écorce repoussante. Je ne savais pas non plus entendre et reconnaître une parole affectueuse au milieu des ironies empoisonnées qui pleuvaient, et pourtant cette parole était dite tout simplement sans but caché, elle venait du fond du cœur d’un homme qui avait souffert et supporté plus que moi. Mais à quoi bon m’étendre là-dessus ?

La grande fatigue était pour moi une source de satisfaction, car elle me faisait espérer un bon sommeil ; pendant l’été, le sommeil était un tourment, plus intolérable que l’infection de l’hiver. Il y avait, à vrai dire, de très-belles soirées. Le soleil qui ne cessait d’inonder pendant la journée la cour de la maison de force finissait par se cacher. L’air devenait plus frais, et la nuit, une nuit de la steppe devenait relativement froide. Les forçats, en attendant qu’on les enfermât dans les casernes, se promenaient par groupes, surtout du côté de la cuisine, car c’était là que se discutaient les questions d’un intérêt général, c’était là que l’on commentait les bruits du dehors, souvent absurdes, mais qui excitaient toujours l’attention de ces hommes retranchés du monde ; ainsi, on apprenait brusquement qu’on avait chassé notre major. Les forçats sont aussi crédules que des enfants ; ils savent eux-mêmes que cette nouvelle est fausse, invraisemblable,