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que ma qualité de gentilhomme inspirait aux forçats pendant ces premières années, empoisonnait ma vie tout entière, Je demandais souvent à aller à l’hôpital sans nécessité, simplement pour ne plus être à la maison de force, pour m’affranchir de cette haine obstinée, implacable. « Vous autres nobles, vous êtes des becs de fer, vous nous avez déchirés à coups de bec quand nous étions serfs », nous disaient les forçats. Combien j’enviais les gens du bas peuple qui arrivaient au bagne ! Ceux-là, du premier coup, devenaient les camarades de tout le monde. Ainsi le printemps, le fantôme de liberté entrevue, la joie de toute la nature, se traduisaient en moi par un redoublement de tristesse et d’irritation nerveuse. Vers la sixième semaine du grand carême, je dus faire mes dévotions, car les forçats étaient divisés par le sous-officier en sept sections — juste le nombre de semaines du carême — qui devaient faire leurs dévotions à tour de rôle. Chaque section se composait de trente hommes environ. Cette semaine fut pour moi un soulagement ; nous allions deux et trois fois par jour à l’église, qui se trouvait non loin du bagne. Depuis longtemps je n’avais pas été à l’église. L’office de carême, que je connaissais très-bien depuis ma tendre enfance, pour l’avoir entendu à la maison paternelle, les prières solennelles, les prosternations — tout cela remuait en moi un passé lointain, très-lointain, réveillait mes plus anciennes impressions ; j’étais très-heureux, je m’en souviens, quand le matin nous nous rendions à la maison de Dieu, en marchant sur la terre gelée pendant la nuit, accompagnés d’une escorte de soldats aux fusils chargés ; cette escorte n’entrait pas à l’église. Une fois à l’intérieur, nous nous massions près de la porte, si bien que nous n’entendions guère que la voix profonde du diacre ; de temps à autre nous apercevions une chasuble noire ou le crâne nu du prêtre. Je me souvenais comment, étant enfant, je regardais le menu peuple qui se pressait à la porte en masse compacte, et qui reculait servilement