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légalement son temps et devenir colon, plutôt que de risquer sa perte en cas d’échec, et un échec est toujours possible. Il n’y a guère qu’un forçat sur dix qui réussisse à changer son sort. Ceux-là sont presque toujours les condamnés à une réclusion indéfinie. Quinze, vingt ans semblent une éternité. Enfin, la marque est un grand obstacle aux évasions. Changer son sort est un terme technique. Si l’on surprend un forçat en flagrant délit d’évasion, il répondra à l’interrogatoire qu’on lui fait subir qu’il voulait « changer son sort ». Cette expression quelque peu littéraire dépeint parfaitement l’acte qu’elle désigne. Aucun évadé n’espère devenir tout à fait libre, car il sait que c’est presque l’impossible, mais il veut qu’on l’envoie dans un autre établissement, qu’on lui fasse coloniser le pays, qu’on le juge à nouveau pour un crime commis pendant son vagabondage — en un mot, qu’on l’envoie n’importe où, pourvu que ce ne soit pas la maison de force où il a déjà été enfermé, et qui lui est devenue intolérable. Tous ces fuyards, s’ils ne trouvent pas pendant l’été un gîte inespéré où ils puissent passer l’hiver, s’ils ne rencontrent personne qui ait un intérêt quelconque à les cacher, si enfin ils ne se procurent pas, par un assassinat quelquefois, un passe-port qui leur permette de vivre partout sans inquiétude, tous ces fuyards apparaissent en foule pendant l’automne dans les villes et dans les maisons de force ; ils avouent leur état de vagabondage et passent l’hiver dans les prisons, avec la secrète espérance de fuir l’été suivant.

Sur moi aussi, le printemps exerça son influence. Je me souviens de l’avidité avec laquelle je regardais l’horizon par les fentes de la palissade ; je restais longtemps, la tête collée contre les pieux, à contempler avec opiniâtreté et sans pouvoir m’en rassasier l’herbe qui verdissait dans le fossé de l’enceinte, le bleu du ciel lointain qui s’épaississait toujours plus. Mon angoisse et ma tristesse s’aggravaient de jour en jour, la maison de force me devenait odieuse. La haine