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libre steppe kirghize ; on entendait de longs soupirs, exhalés du fond de la poitrine, comme si cet air lointain et libre eût engagé les forçats à respirer, comme s’il eût soulagé leur âme prisonnière et écrasée. — Ah ! fait enfin le condamné, et brusquement, comme pour secouer ces rêveries, il empoigne furieusement sa bêche ou ramasse les briques qu’il doit porter d’un endroit à un autre. Au bout d’un instant il a oublié cette sensation fugitive et se remet à rire ou à injurier, suivant son humeur ; il s’attaque à la tâche imposée, avec une ardeur inaccoutumée, il travaille de toutes ses forces, comme s’il désirait étouffer par la fatigue une douleur qui l’étrangle. Ce sont des gens vigoureux, tous dans la fleur de l’âge, en pleine possession de leurs forces… Comme les fers sont lourds pendant cette saison ! Je ne fais pas de sentimentalisme et je certifie l’exactitude de mon observation. Pendant la saison chaude, sous un soleil de feu, quand on sent dans toute son âme, dans tout son être, la nature qui renaît autour de vous avec une force inexprimable, on a plus de peine à supporter la prison, la surveillance de l’escorte, la tyrannie d’une volonté étrangère.

En outre, c’est au printemps, avec le chant de la première alouette, que le vagabondage commence dans toute la Sibérie, dans toute la Russie : les créatures de Dieu s’évadent des prisons et se sauvent dans les forêts. Après la fosse étouffante, les barques, les fers, les verges, ils vagabondent où bon leur semble, à l’aventure, où la vie leur semble plus agréable et plus facile ; ils boivent et mangent ce qu’ils trouvent, au petit bonheur, et s’endorment tranquilles la nuit dans la forêt ou dans un champ, sans souci, sans l’angoisse de la prison, comme des oiseaux du bon Dieu, disant bonne nuit aux seules étoiles du ciel, sous l’œil de Dieu. Tout n’est pas rosé : on souffre quelquefois la faim et la fatigue « au service du général Coucou ». Souvent ces vagabonds n’ont pas un morceau de pain à se mettre sous