Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/283

Cette page n’a pas encore été corrigée

savait. — « Tu as raison, me dit-elle, c’est le moment de la moisson ; on m’a dit que depuis deux jours l’ouvrier est malade et ne fait rien. » J’attelai la télègue sans dire un mot. En sortant de la ville, on trouve une forêt qui a quinze verstes de long et au bout de laquelle était situé notre champ. Quand nous eûmes fait trois verstes sous bois, j’arrêtai le cheval. — « Allons, lève-toi, Akoulka, ta fin est arrivée. » Elle me regarde tout effrayée, se lève silencieuse. « Tu m’as assez tourmenté, que je lui dis, fais ta prière ! » Je l’empoignai par les cheveux — elle avait des tresses longues, épaisses ; je les enroule autour de mon bras, je la maintiens entre mes genoux, je sors mon couteau, je lui renverse la tête en arrière, et je lui fends la gorge… Elle crie, le sang jaillit ; moi, alors, je jette mon couteau, je l’étreins dans mes bras, je l’étends à terre et je l’embrasse en hurlant de toutes mes forces. Je hurle, elle crie, palpite, se débat ; le sang — son sang — me saute à la figure, jaillit sur mes mains, toujours plus fort.

Je pris peur alors, je la laissai, je laissai mon cheval, et je me mis à courir, à courir jusqu’à la maison ; j’y entrai par derrière et me cachai dans la vieille baraque du bain, toute déjetée et hors de service : je me couchai sous la banquette et j’y restai caché jusqu’à la nuit noire.

— Et Akoulka ?

— Elle se releva pour retourner aussi à la maison. On la retrouva plus tard à cent pas de l’endroit.

— Tu ne l’avais pas achevée, alors ?

— …Non ! — Chichkof s’arrêta un instant.

— Oui, fit Tchérévine, il y a une veine… si on ne la coupe pas du premier coup, l’homme se débattra, le sang aura beau couler, eh bien ! il ne mourra pas.

— Elle est morte tout de même. On la trouva le soir, déjà froide. On avertit qui de droit et l’on se mit à ma recherche. On me trouva pendant la nuit dans ce vieux bain… Et voilà, je suis ici depuis quatre ans déjà, ajouta-t-il après un silence.