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à plat sur le matelas, marmottait de temps à autre quelques mots en réponse à son camarade, plus par convenance qu’autrement, et se bourrait à chaque instant le nez de tabac qu’il puisait dans une tabatière de corne : c’était le soldat Tchérévine, de la compagnie de discipline, un pédant morose, froid, raisonneur, un imbécile avec de l’amour-propre, tandis que le conteur Chichkof, âgé de trente ans environ, était un forçat civil, auquel jusqu’alors je n’avais guère fait attention ; pendant tout mon temps de bagne je ne ressentis jamais le moindre intérêt pour lui, car c’était un homme vain et étourdi. Il se taisait quelquefois pendant des semaines, d’un air bourru et grossier ; soudain il se mêlait d’une affaire quelconque, faisait des cancans, s’échauffait pour des futilités, racontait Dieu sait quoi, de caserne en caserne, calomniait, paraissait hors de lui. On le battait, alors il se taisait de nouveau. Comme il était poltron et lâche, on le traitait avec dédain. C’était un homme de petite taille, assez maigre, avec des yeux égarés ou bien stupidement réfléchis. Quand il racontait quelque chose, il s’échauffait, agitait les bras et tout à coup s’interrompait ou passait à un autre sujet, se perdait dans de nouveaux détails, et oubliait finalement de quoi il parlait. Il se querellait souvent ; quand il injuriait son adversaire, Chichkof parlait d’un air sentimental et pleurait presque… Il ne jouait pas mal de la balalaïka, pour laquelle il avait un faible ; il dansait même les jours de fête, et fort bien, quand d’autres l’y engageaient… (On pouvait très-vite le forcer à faire ce qu’on voulait… Non pas qu’il fût obéissant, mais il aimait à se faire des camarades et à leur complaire.)

Pendant longtemps je ne pus comprendre ce que Chichkof racontait. Il me semblait qu’il abandonnait continuellement son sujet pour parler d’autre chose. Il avait peut-être remarqué que Tchérévine prêtait peu d’attention à son récit, mais je crois qu’il voulait ignorer cette indifférence pour ne pas s’en formaliser.