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peuvent pas s’endormir, ils se lèvent et restent assis une heure entière sur leurs lits, la tête penchée, ils ont l’air de réfléchir à quelque chose, Je les regarde, je cherche à deviner ce qu’ils pensent, afin de tuer le temps. Et je me mets à songer, je rêve au passé, qui se présente en tableaux puissants et larges à mon imagination ; je me rappelle des détails qu’en tout autre temps j’aurais oublié et qui ne m’auraient jamais fait une impression aussi profonde que maintenant. Et je rêve de l’avenir : Quand sortirai-je de la maison de force ? où irai-je ? que m’arrivera-t-il alors ? reviendrai-je dans mon pays natal ?… Je pense, je pense, et l’espérance renaît dans mon âme… Une autre fois, je me mets à compter : un, deux, trois, etc., afin de m’endormir en comptant. J’arrivais quelquefois jusqu’à trois mille, sans pouvoir m’assoupir. Quelqu’un se retourne sur son lit. Oustiantsef tousse, de sa toux de poitrinaire pourri, puis gémit faiblement, et balbutie chaque fois : « Mon Dieu, j’ai péché ! » Qu’elle est effrayante à entendre, cette voix malade, défaillante et brisée, au milieu du calme général ! Dans un coin, des malades qui ne dorment pas encore causent à voix basse, étendus sur leurs couchettes. L’un d’eux raconte son passé, des choses lointaines, enfuies ; il parle de son vagabondage, de ses enfants, de sa femme, de ses anciennes habitudes. Et l’on devine à l’accent de cet homme que rien de tout cela ne reviendra plus, n’existera jamais pour lui, et que c’est un membre coupé, rejeté ; un autre l’écoute. On perçoit un chuchotement très-faible, comme de l’eau qui murmure quelque part, là-bas, bien loin… Je me souviens qu’une fois, pendant une interminable nuit d’hiver, j’entendis un récit qui, au premier abord, me parut un songe balbutié dans un cauchemar, rêvé dans un trouble fiévreux, dans un délire…