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c’était une maison morte-vivante, une vie sans analogue et des hommes à part. C’est ce coin que j’entreprends de décrire.

Quand on pénètre dans l’enceinte, on voit quelques bâtiments. De chaque côté d’une cour très-vaste s’étendent deux constructions de bois, faites de troncs équarris et à un seul étage : ce sont les casernes des forçats. On y parque les détenus, divisés en plusieurs catégories. Au fond de l’enceinte on aperçoit encore une maison, la cuisine, divisée en deux chambrées (artel)[1] ; plus loin encore se trouve une autre construction qui sert tout à la fois de cave, de hangar et de grenier. Le centre de l’enceinte, complètement nu, forme une place assez vaste. C’est là que les détenus se mettent en rang. On y fait la vérification et l’appel trois fois par jour : le matin, à midi et le soir, et plusieurs fois encore dans la journée, si les soldats de garde sont défiants et habiles à compter. Tout autour, entre la palissade et les constructions, il reste une assez grande surface libre où quelques détenus misanthropes ou de caractère sombre aiment à se promener, quand on ne travaille pas : ils ruminent là, à l’abri de tous les regards, leurs pensées favorites. Lorsque je les rencontrais pendant ces promenades, j’aimais à regarder leurs visages tristes et stigmatisés, et à deviner leurs pensées. Un des forçats avait pour occupation favorite, dans les moments de liberté que nous laissaient les travaux, de compter les pieux de la palissade. Il y en avait quinze cents, il les avait tous comptés et les connaissait même par cœur. Chacun d’eux représentait un jour de réclusion : il décomptait quotidiennement un pieu et pouvait, de cette façon, connaître exactement le nombre de jours qu’il devait encore passer dans la maison de force. Il était sincèrement heureux quand il avait achevé un des côtés de l’hexagone : et pourtant, il devait attendre sa libération pendant de

  1. Association coopérative d’artisans possédant un fonds commun