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— Mais où as-tu vécu jusqu’à présent ?

— Dans la forêt, Votre Haute Noblesse.

— Toujours dans la forêt ?

— Toujours dans la forêt !

— Et en hiver ?

— Je n’ai point vu d’hiver, Votre Haute Noblesse.

— Allons ! et toi, comment t’appelle-t-on ?

— Des Haches (Toporof), Votre Haute Noblesse.

— Et toi ?

— Aiguise-sans-bâiller, Votre Haute Noblesse.

— Et toi ?

— Affile-sans-peur, Votre Haute Noblesse.

— Et tous, vous ne vous rappelez rien du tout ?

— Nous ne nous souvenons de rien du tout.

Il reste debout à rire ; les autres se mettent aussi à rire, rien qu’à le voir. Ça ne se passe pas toujours comme ça ; quelquefois ils vous assènent des coups de poing à vous casser toutes les dents. Ils sont tous joliment forts et joliment gros, ces gens-là ! « Conduisez-les à la maison de force, dit-il ; je m’occuperai d’eux plus tard. Toi, reste ! » qu’il me fait. — « Va-t’en là, assieds-toi ! » Je regarde, je vois du papier, une plume, de l’encre. Je pense : Que veut-il encore faire ? » Assieds-toi, qu’il me répète, prends la plume et écris ! » Et le voilà qui m’empoigne l’oreille et qui me la tire. Je le regarde du même air que le diable regarde un pope : « Je ne sais pas écrire, Votre Haute Noblesse ! » — « Écris ! »

« — Ayez pitié de moi, Votre Haute Noblesse ! » — « Écris comme tu pourras, écris donc ! » Et il me tire toujours l’oreille ; il me la tire et me la tord. Oh ! camarades, j’aurais mieux aimé recevoir trois cents verges, un mal d’enfer ; mais non : « Écris ! » et voilà tout.

— Était-il devenu fou ? quoi ?…

— Ma foi, non ! Peu de temps avant, un secrétaire avait fait un coup à Tobolsk : il avait volé la caisse du gouvernement,