Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/25

Cette page a été validée par deux contributeurs.

corbeille pleine de papiers laissés par le défunt et m’avoua qu’elle avait déjà employé deux cahiers à allumer son feu. C’était une vieille femme morose et taciturne ; je ne pus tirer d’elle rien d’intéressant. Elle ne sut rien me dire au sujet de son locataire. Elle me raconta pourtant qu’il ne travaillait presque jamais et qu’il restait des mois entiers sans ouvrir un livre ou toucher une plume : en revanche, il se promenait toute la nuit en long et en large dans sa chambre, livré à ses réflexions ; quelquefois même, il parlait tout haut. Il aimait beaucoup sa petite fille Katia, surtout quand il eut appris son nom ; le jour de la Sainte-Catherine, il faisait dire à l’église une messe de Requiem pour l’âme de quelqu’un. Il détestait qu’on lui rendît des visites et ne sortait que pour donner ses leçons : il regardait même de travers son hôtesse, quand, une fois par semaine, elle venait mettre sa chambre en ordre ; pendant les trois ans qu’il avait demeuré chez elle, il ne lui avait presque jamais adressé la parole. Je demandai à Katia si elle se souvenait de son maître. Elle me regarda en silence et se tourna du côté de la muraille pour pleurer. Cet homme s’était pourtant fait aimer de quelqu’un !

J’emportai les papiers et je passai ma journée à les examiner. La plupart n’avaient aucune importance : c’étaient des exercices d’écoliers. Enfin je trouvai un cahier assez épais, couvert d’une écriture fine, mais inachevé. Il avait peut-être été oublié par son auteur. C’était le récit — incohérent et fragmentaire — des dix années qu’Alexandre Pétrovitch avait passées aux travaux forcés. Ce récit était interrompu çà et là, soit par une anecdote, soit par d’étranges, d’effroyables souvenirs, jetés convulsivement, comme arrachés à l’écrivain. Je relus quelquefois ces fragments et je me pris à douter s’ils avaient été écrits dans un moment de folie. Mais ces mémoires d’un forçat, Souvenirs de la maison des morts, comme il les intitule lui-même quelque part dans son manuscrit, ne me semblèrent pas privés d’intérêt. Un