Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/208

Cette page n’a pas encore été corrigée

excite l’envie et l’admiration de toute la ville. « — Voyez-vous, ces forçats ! » Tout les intéressait, les costumes par exemple. Il leur semblait excessivement curieux de voir VanKa, Nietsviétaef ou Baklouchine, dans un autre costume que celui qu’ils portaient depuis tant d’années. « C’est un forçat, un vrai forçat dont les chaînes sonnent quand il marche, et le voilà pourtant qui entre en scène en redingote, en chapeau rond et en manteau, comme un civil. Il s’est fait des cheveux, des moustaches. Il sort un mouchoir rouge de sa poche, le secoue comme un seigneur, un vrai seigneur. » L’enthousiasme était à son comble de ce chef. Le « propriétaire bienfaisant » arrive dans un uniforme d’aide de camp, très-vieux à la vérité, épaulettes, casquette à cocarde : l’effet produit est indescriptible. Il y avait deux amateurs pour ce costume, et — le croirait-on ? — ils s’étaient querellés comme deux gamins, pour savoir qui jouerait ce rôle-là, car ils voulaient tous deux se montrer en uniforme d’officier avec des aiguillettes ! Les autres acteurs les séparèrent ; à la majorité des voix on confia ce rôle à Nietsviétaef, non pas qu’il fût mieux fait de sa personne que l’autre et qu’il ressemblât mieux à un seigneur, mais simplement parce qu’il leur avait assuré à tous qu’il aurait une badine, qu’il la ferait tourner et en fouetterait la terre, en vrai seigneur, en élégant à la dernière mode, ce que Vanka Ospiéty ne pouvait essayer, lui qui n’avait jamais connu de gentilshommes. En effet, quand Nietsviétaef entra en scène avec son épouse, il ne fit que dessiner rapidement des ronds sur le sol, de sa légère badine de bambou ; il croyait certes que c’était là l’indice de la meilleure éducation, d’une suprême élégance. Dans son enfance encore, alors qu’il n’était qu’un serf va-nu-pieds, il avait probablement été séduit par l’adresse d’un seigneur à faire tourner sa canne ; cette impression était restée ineffaçable pour toujours dans sa mémoire, si bien que quelque trente ans plus tard, il s’en souvenait pour séduire et flatter à son tour les camarades