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bancs, placés devant le rideau, ainsi que trois ou quatre chaises empruntées à la chambre des sous-officiers. Elles avaient été mises là pour le cas où les officiers supérieurs assisteraient au spectacle. Quant aux bancs, ils étaient destinés aux sous-officiers, aux secrétaires du génie, aux directeurs des travaux, à tous les chefs immédiats des forçats qui n’avaient pas le grade d’officiers, et qui viendraient peut-être jeter un coup d’œil sur le théâtre. En effet, les visiteurs ne manquèrent pas ; suivant les jours, ils vinrent en plus ou moins grand nombre, mais pour la dernière représentation, il ne restait pas une seule place inoccupée sur les bancs. Derrière se pressaient les forçats, debout et tête nue, par respect pour les visiteurs, en veste ou en pelisse courte, malgré la chaleur suffocante de la salle. Comme on pouvait s’y attendre, le local était trop exigu pour tous les détenus ; entassés les uns sur les autres, surtout dans les derniers rangs, ils avaient encore occupé les lits de camp, les coulisses ; il y avait même des amateurs qui disparaissaient constamment derrière la scène, dans l’autre caserne, et qui regardaient le spectacle de la coulisse du fond. On nous fit passer en avant, Pétrof et moi, tout près des bancs, d’où l’on voyait beaucoup mieux que du fond de la salle. J’étais pour eux un bon juge, un connaisseur qui avait vu bien d’autres théâtres : les forçats avaient remarqué que Baklouchine s’était souvent concerté avec moi et qu’il avait témoigné de la déférence pour mes conseils, ils estimaient qu’on devait par conséquent me faire honneur et me donner une des meilleures places. Ces hommes sont vaniteux, légers, mais c’est à la surface. Ils se moquaient de moi au travail, car j’étais un piètre ouvrier. Almazof avait le droit de nous mépriser, nous autres gentilshommes, et de se vanter de son adresse à calciner l’albâtre ; ces railleries et ces vexations avaient pour motif notre origine, car nous appartenions par notre naissance à la caste de ses anciens maîtres, dont il ne pouvait conserver un bon souvenir. Mais ici, au théâtre,