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bien que s’il s’était avisé de défendre la représentation, ces gaillards (qui peut savoir, des forçats !) auraient pu faire encore des sottises, qui mettraient dans l’embarras les officiers de garde. Enfin une dernière raison l’engageait à donner son consentement : monter la garde est horriblement ennuyeux ; en autorisant la comédie, il avait sous la main un spectacle donné non plus par des soldats, mais par des forçats, gens curieux ; ce serait à coup sur intéressant, et il avait tout droit d’y assister.

Dans le cas où l’officier de service arriverait et demanderait l’officier de garde, on lui répondrait que ce dernier était allé compter les forçats et fermer les casernes ; réponse exacte et justification aisée. Voilà pourquoi nos surveillants autorisèrent le spectacle pendant toute la durée des fêtes ; les casernes ne se fermèrent chaque soir qu’à la retraite. Les forçats savaient d’avance que la garde ne s’opposerait pas à leur projet ; ils étaient tranquilles de ce côté là.

Vers six heures Pétrof vint me chercher, et nous nous rendîmes ensemble dans la salle de spectacle. Presque tous les détenus de notre caserne y étaient, à l’exception du vieux-croyant de Tchernigof et des Polonais. Ceux-ci ne se décidèrent à assister au spectacle que le jour de la dernière représentation, le 4 janvier, et encore quand on les eut convaincus que tout était convenable, gai et tranquille. Le dédain des Polonais irritait nos forçats, aussi furent-ils reçus très-poliment le 4 janvier ; on les fit asseoir aux meilleures places. Quant aux Tcherkesses et à Isaï Fomitch, la comédie était pour eux une véritable réjouissance. Isaï Fomitch donna chaque fois trois kopeks : le dernier jour, il posa dix kopeks sur l’assiette ; la félicité se peignait sur son visage. Les acteurs avaient décidé que chaque spectateur donnerait ce qu’il voudrait. La recette devait servir à couvrir les dépenses et « donner du montant » aux acteurs. Pétrof m’assura qu’on me laisserait occuper une des premières places, si plein que fût le théâtre, d’abord parce