Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/193

Cette page n’a pas encore été corrigée


— Est-ce vrai ?

— Parbleu ! elle est mendiante ! dit-il. Il pouffait de rire sans bruit, tout le monde rit aussi. Chacun savait, en effet, qu’il était lié avec une mendiante à laquelle il donnait en tout dix kopeks chaque six mois,

— Eh bien ! que me voulez-vous ? lui demandai-je, car je désirais m’en débarrasser,

Il se tut, me regarda en faisant la bouche en cœur, et me dit tendrement :

— Ne m’octroierez-vous pas pour cette cause de quoi boire un demi-litre ? Je n’ai bu que du thé aujourd’hui de toute la journée, ajouta-t-il d’un ton gracieux, en prenant l’argent que je lui donnai, et voyez-vous, ce thé me tracasse tellement que j’en deviendrai asthmatique ; j’ai le ventre qui me grouille… comme une bouteille d’eau !

Comme il prenait l’argent que je lui tendis, le désespoir moral de Boulkine ne connut plus de limites ; il gesticulait comme un possédé.

— Braves gens ! cria-t-il à toute la caserne ahurie, le voyez-vous ? Il ment ! Tout ce qu’il dit, tout, tout est mensonge.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ? lui crièrent les forçats qui s’étonnaient de son emportement, tu es absurde !

— Je ne lui permettrai pas de mentir, continua Boulkine en roulant ses yeux et en frappant du poing de toutes ses forces sur les planches, je ne veux pas qu’il mente !

Tout le monde rit. Varlamof me salue après avoir pris l’argent, et se hâte, en faisant des grimaces, d’aller chez le cabaretier. Il remarqua seulement alors Boulkine.

— Allons ! lui dit-il en s’arrêtant sur le seuil de la caserne, comme si ce dernier lui était indispensable pour l’exécution d’un projet.

— Pommeau ! ajouta-t-il avec mépris en faisant passer Boulkine devant lui ; il recommença à tourmenter les cordes de sa balalaïka.