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Cette chanson mit Boulkine hors de lui, car il agita ses bras, et cria en s’adressant à tout le monde :

— Il ment, frères, il ment comme un arracheur de dents. Il n’y a pas une ombre de vérité dans tout ce qu’il dit.

— Mes respects au vieillard Alexandre Pétrovitch ! fit Varlamof en me regardant avec un rire fripon ; je crois même qu’il voulait m’embrasser. Il était gris. Quant à l’expression « Mes respects au vieillard un tel », elle est employée par le menu peuple de toute la Sibérie, même en s’adressant à un homme de vingt ans. Le mot de « vieillard » marque du respect, de la vénération ou de la flatterie, et s’applique à quelqu’un d’honorable, de digne.

— Eh bien, Varlamof, comment vous portez-vous ?

— Couci-couça ! tout à la douce. Qui est vraiment heureux de la fête, est ivre depuis le grand matin. Excusez-moi ! Varlamof parlait en traînant.

— Il ment, il ment de nouveau ! fit Boulkine en frappant les lits de camp dans une sorte de désespoir. On aurait juré que Varlamof avait donné sa parole d’honneur de ne pas faire attention à celui-ci, c’était précisément ce qu’il y avait de plus comique, car Boulkine ne quittait pas Varlamof d’une semelle depuis le matin, sans aucun motif, simplement parce que celui-ci « mentait » à ce qu’il lui semblait. Il le suivait comme son ombre, lui cherchait chicane pour chaque mot, se tordait les mains, battait des poings contre la muraille et sur les lits de planche, à en saigner, et souffrait, souffrait visiblement de la conviction qu’il avait que Varlamof « mentait comme un arracheur de dents ». S’il avait eu des cheveux sur la tête, il se les serait certainement arrachés dans sa douleur, dans sa mortification profonde. On aurait pu croire qu’il avait pris l’engagement de répondre des actions de Varlamof, et que tous les défauts de celui-ci bourrelaient sa conscience. L’amusant était que le forçat continuait à ne pas remarquer la comédie de Boulkine.