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à donner des nausées ; il y avait pourtant des choses visibles, mais j’étais tout triste sans motif. J’éprouvais une pitié profonde pour tous ces hommes, et je me sentais comme étranglé, étouffé au milieu d’eux. Ici deux forçats se disputent pour savoir lequel régalera l’autre. Ils discutent depuis longtemps ; ils ont failli en venir aux mains. L’un d’eux surtout a de vieille date une dent contre l’autre : il se plaint en bégayant, et veut prouver à son camarade que celui-ci a agi injustement quand il a vendu l’année dernière une pelisse et caché l’argent. Et puis, il y avait encore quelque chose… Le plaignant est un grand gaillard, bien musclé, tranquille, pas bête, mais qui, lorsqu’il est ivre, veut se faire des amis et épancher sa douleur dans leur sein. Il injurie son adversaire en énonçant ses griefs, dans l’intention de se réconcilier plus tard avec lui. L’autre, un gros homme trapu, solide, au visage rond, rusé comme un renard, avait peut-être bu plus que son camarade, mais ne paraissait que légèrement ivre. Ce forçat a du caractère et passe pour être riche ; il est probable qu’il n’a aucun intérêt à irriter son camarade, aussi le conduit-il vers un cabaretier ; l’ami expansif assure que ce camarade lui doit de l’argent et qu’il est tenu de l’inviter à boire « s’il est seulement ce qu’on appelle un honnête homme ».

Le cabaretier, non sans quelque respect pour le consommateur et avec une nuance de mépris pour l’ami expansif, car celui-ci boit au compte d’autrui et se fait régaler, prend une tasse et la remplit d’eau-de-vie.

— Non, Stepka (Étiennet), c’est toi qui dois payer, parce que tu me dois de l’argent.

— Eh ! Je ne veux pas me fatiguer la langue à te parler, répond Stepka.

— Non, Stepka, tu mens, assure le premier, en prenant la tasse que le cabaretier lui tend — tu me dois de l’argent ; il faut que tu n’aies pas de conscience ; tiens, tes yeux