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d’entrée de la prison : « Les cuisiniers ! » Ces appels se répétèrent, Ininterrompus, pendant deux heures. On réclamait les cuisiniers pour recevoir les aumônes apportées de tous les coins de la ville en quantité énorme : miches de pain blanc, talmouses, échaudés, crêpes, et autres pâtisseries au beurre. Je crois qu’il n’y avait pas une marchande ou une bourgeoise de toute la ville qui n’eût envoyé quelque chose aux « malheureux ». Parmi ces aumônes, il y en avait d’opulentes, comme des pains de fleur de farine en assez grand nombre ; il y en avait aussi de très-pauvres, une miche de pain blanc de deux kopeks et deux changhi noirs à peine enduits de crème aigre : c’était le cadeau du pauvre au pauvre, pour lequel celui-là avait dépensé son dernier kopek. Tout était accepté avec une égale reconnaissance, sans distinction de valeur ou de donateurs. Les forçats qui recevaient les dons ôtaient leurs bonnets, remerciaient en saluant les donateurs, leur souhaitaient de bonnes fêtes et emportaient l’aumône à la cuisine. Quand on avait rassemblé de grands tas de pains, on appelait les anciens de chaque caserne, qui partageaient le tout par égales portions entre toutes les sections. Ce partage n’excitait ni querelles ni injures, il se faisait honnêtement, équitablement. Akim Akimytch, aidé d’un autre détenu, partageait entre les forçats de notre caserne le lot qui nous était échu, de sa main, et remettait à chacun de nous ce qui lui revenait. Chacun était content, pas une réclamation ne se faisait entendre, aucune envie ne se manifestait ; personne n’aurait eu l’idée d’une tromperie. Quand Akim Akimytch eut fini ses affaires à la cuisine, il procéda religieusement à sa toilette et s’habilla d’un air solennel, en boutonnant tous les crochets de sa veste sans en excepter un : une fois vêtu de neuf, il se mit à prier, ce qui dura assez longtemps. Beaucoup de détenus remplissaient leurs devoirs religieux, mais c’étaient, pour la plupart, des gens âgés : les jeunes ne priaient presque pas : ils se signaient tout au plus en se levant, et encore cela n’arrivait