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un troisième ; dans ces occasions-là, il ne regarde pas à la dépense et change jusqu’à cinq fois de frotteur. — « Il s’étuve bien, ce gaillard d’Isaï Fomitch ! » lui crient d’en bas les forçats. Le Juif sent lui-même qu’il dépasse tous les autres, qu’il les « enfonce » ; il triomphe, de sa voix rêche et falote il crie son air : la, la, la, la, la qui couvre le tapage. Je pensais que si jamais nous devions être ensemble en enfer, cela rappellerait le lieu où nous nous trouvions. Je ne résistai pas au désir de communiquer cette idée à Pétrof : il regarda tout autour de lui, et ne répondit rien. J’aurais voulu lui louer une place à côté de moi, mais il s’assit à mes pieds et me déclara qu’il se trouvait parfaitement à son aise. Baklouchine nous acheta pendant ce temps de l’eau chaude, qu’il nous apportait quand nous en avions besoin. Pétrof me signifia qu’il me nettoierait des pieds à la tête afin de « me rendre tout propre », et il me pressa de m’étuver. Je ne m’y décidai pas. Ensuite, il me frotta tout entier de savon. « Maintenant, je vais vous laver les petons », fit-il en manière de conclusion. Je voulais lui répondre que je pouvais me laver moi-même, mais je ne le contredis pas et m’abandonnai à sa volonté. Dans le diminutif : petons, qu’il avait employé, il n’y avait aucun sens servile ; Pétrof ne pouvait appeler mes pieds par leur nom, parce que les autres, les vrais hommes, avaient des jambes ; moi, je n’avais que des petons.

Après m’avoir rapproprié, il me reconduisit dans le cabinet, me soutenant et m’avertissant à chaque pas comme si j’eusse été de porcelaine. Il m’aida à passer mon linge, et quand il eut fini de me dorloter, il s’élança dans le bain pour s’étuver lui-même.

En arrivant à la caserne, je lui offris un verre de thé qu’il ne refusa pas. Il le but et me remercia. Je pensai à faire la dépense d’un verre d’eau-de-vie en son honneur. J’en trouvai dans notre caserne même. Pétrof fut supérieurement content, il lampa son eau-de-vie, poussa un grognement