Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/161

Cette page n’a pas encore été corrigée

tête du côté du major. Celui-ci s’étonna tout d’abord, puis pouffa de rire, l’appela « benêt » et s’en alla, tandis que le Juif continuait à crier. Une heure plus tard, comme il était en train de souper, je lui demandai ce qu’il aurait fait si le major avait eu la mauvaise idée et la bêtise de se fâcher.

— Quel major ?

— Comment ? N’avez-vous pas vu le major ?

— Non.

— Il était pourtant à deux pieds de vous, à vous regarder.

Mais Isaï Fomitch m’assura le plus sérieusement du monde qu’il n’avait pas vu le major, car à ce moment de la prière, il était dans une telle extase qu’il ne voyait et n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui.

Je vois maintenant Isaï Fomitch baguenauder le samedi dans toute la prison, et chercher à ne rien faire, comme la loi le prescrit à tout Juif. Quelles anecdotes invraisemblables ne me racontait-il pas ! Chaque fois qu’il revenait de la synagogue, il m’apportait toujours des nouvelles de Pétersbourg et des bruits absurdes qu’il m’assurait tenir de ses coreligionnaires de la ville, qui les tenaient eux-mêmes de première main.

Mais j’ai déjà trop parlé d’Isaï Fomitch.

Dans toute la ville, il n’y avait que deux bains publics. Le premier, tenu par un Juif, était divisé en compartiments pour lesquels on payait cinquante kopeks ; l’aristocratie de la ville le fréquentait. L’autre bain, vieux, sale, étroit, était destiné au peuple ; c’était là qu’on menait les forçats. Il faisait froid et clair : les détenus se réjouissaient de sortir de la forteresse et de parcourir la ville. Pendant toute la route, les rires et les plaisanteries ne discontinuèrent pas. Un peloton de soldats, le fusil chargé, nous accompagnait ; c’était un spectacle pour la ville. Une fois arrivés, vu l’exiguïté du bain, qui ne permettait pas à tout le monde d’entrer à la fois, on nous divisa en deux bandes, dont l’une attendait dans le cabinet froid qui se trouve avant l’étuve, tandis que